La panique règne dans Shanghai
Shanghai, 31 janvier 1932 (via Eastern)
L’horizon ne s’éclaircit pas. Le cœur de Shanghai ne cesse de battre d’heure en heure plus fort ; l’une des plus grandes villes du monde perd la tête. Aujourd’hui, le spectacle est ahurissant.
Les Chinois n’étaient-ils donc pas tous partis ces deux derniers jours ? Seraient-ils aussi nombreux qu’on le dit ? Il faut le supposer. Leur ruée désespérée reprit dès le petit matin. À sept heures, en même temps qu’arrivait le jour, eux semblaient sortir du sol, les uns seuls, les autres en famille, et le plus grand nombre, êtres amphibies, liés à leur véhicule comme l’escargot à sa coquille.
Brouettes et rickshaws pliaient sous le poids des femmes, des concubines, des rejetons, des matelas et des bols de porcelaine. Tireurs et pousseurs, transfigurés par la sueur, fonçaient dans cette marée roulante. Leurs points de direction étaient multiples ; toutefois, il était clair qu’un grand nombre allaient au hasard. Certainement, ils couraient, revenaient et repartaient sans arriver à se poser. On devait sans nul doute voir repasser les mêmes. Je le crois. Autrement, il y aurait vraiment trop de Chinois.
Les uns piquaient vers le Bund pour s’emparer des bateaux du Whangpoo. Vain espoir : les bateaux étaient nombreux, mais déjà pleins, et quand on dit qu’un bateau chinois est plein, il faut savoir ce que cela veut dire. Il y avait des hommes jusqu’au sommet des échelles de la cheminée.
Pour éviter l’écrasement, les soldats anglais retiraient les passerelles. Délirante, la foule levait les bras en manière de supplication. Elle ne se jetait pas dans la rivière, non, le Chinois, même dans les grandes circonstances, n’étant pas l’ami de l’eau, mais elle saisissait les cordages et l’on voyait des femmes, leur enfant dans le dos, grimper comme des panthères, à l’assaut des rambardes.
Du bord, on jetait tout le matériel ; ainsi, gagnait-on quelques places. Ce soir, les poissons du Whangpoo seront bien étonnés et, peut-être, bien satisfaits de trouver tant de matelas à leur disposition.
Cependant, la situation militaire n’a pas changé.
Les Japonais se maintiennent dans Chapeï. Certes, ils ne doivent pas s’y sentir à l’aise ; aussi bien, ils n’avaient qu’à ne pas y venir. À l’heure qu’il est, ils se renforcent en hommes et en canons. Ce matin, ils ont promené sur Shanghai une escadrille de douze avions de bombardement ; ils n’ont rien laissé tomber. Ce n’était que pour regarder. À chaque jour son travail.
L’armée chinoise originaire de Canton, la division dite modèle, dopée par cent vingt officiers allemands, ne bouge pas elle non plus. Elle colle à Shanghai comme une grosse poche. La poche crèvera-t-elle ? Une armée chinoise n’a rien de commun avec les armées que vous pouvez connaître. Suivant qu’il pleut ou qu’il fait beau, suivant que le riz est bien ou mal cuit, suivant que le chef reçoit ou ne reçoit pas d’argent, elle se bat ou ne se bat pas.
Celle-ci est fort excitée. Je viens de la voir, de la voir de loin, car elle n’a pas voulu de ma visite. Les avant-postes, aux aguets derrière les cercueils qui, ainsi que vous le savez, sont les plus belles fleurs de la campagne chinoise, m’ont dit de m’en aller. Même, ils m’ont aidé à retourner l’auto, ce qui prouve au moins que, pour l’instant, l’armée a plus de voitures qu’il ne lui en faut.
Dans le centre de Shanghai, on n’entend que les coups de feu des snipers. Le sniper n’est pas le plain clothes man, ce sans vêtement, cet espèce de franc-tireur officiel qui, tout de même, arrêta les Japonais. Le sniper est un vagabond qui a faim.
Alors, d’obscurs comités lui donnent un revolver, non certes pour qu’il le mange… enfin, vous comprenez. Ces snipers se sont glissés dans la zone internationale.
À l’instant, à trois heures, quinze détonations viennent de claquer à deux cents mètres du Palace-Hôtel, Jinkee road, comme à l’angle de la rue Laffitte et des grands boulevards, pour mieux vous expliquer. Cela augmenta considérablement le mouvement dans le flot ininterrompu des brouettes et des rickshaws en folie. Là-dessus, des bateaux ayant eu l’idée de donner de la sirène, cela vous fixe tout de suite sur l’ordre qui s’en est suivi.
En même temps, des communistes chinois se montraient dans la concession française ; ils allaient assez carrément. Notre police leur fit reprendre la campagne. Là, ils se reformèrent, revinrent, arrêtèrent les tramways et haranguèrent les conducteurs. Les autorités firent rentrer les voitures au dépôt.
La tension s’accentue.
Des Japonais en civil attaquent le Grand Hôtel de Hongkew ; ils tuent trois clients, des Chinois.
Dans Chapeï, la bataille entre fenêtres et trottoirs reprend du soir au matin.
Qu’allons-nous voir ce soir ? Chinois et Japonais vont-ils s’accrocher ? La Chine déclarera-t-elle la guerre au Japon ? Dans ce cas, on ne peut prévoir le sort de Shanghai.
Le Journal, 1er février 1932